La délicate mission d’écrire l’art.
Je m’installe sur un tabouret aux milles couleurs, comme autant de toiles nées dans cet atelier. Dos à moi, une gigantesque toile rose sur laquelle Laetitia pose par zones de la matière. Face à moi, deux toiles que tout sépare, du figuratif et de l’abstrait. Dans le fond, deux autres toiles. Ce qui rassemble les femmes autour de la table ? L’art. L’art qui oublie le monde extérieur hors de l’atelier. Du temps pour soi, s’écouter et se laisser porter.
Les pinceaux sont petits, grands, touffus, légers, raides, souples, usés ou neufs. Ils cohabitent avec des rouleaux, des tubes de peinture, des bocaux de matière, des éponges, des chevalets et des tabourets. Il y a des toiles de toutes les tailles, par centaines. Des peintes et des vierges. Le sol est parsemé d’éclats de couleurs. Il respire la vie, le temps qui passe, les couches de couleur comme autant d’années d’atelier. On pose ici les pieds sur du bonheur à l’état brut. Une quiétude envahit rapidement la pièce, après l’agitation des arrivées.
Ces femmes viennent de tous horizons, pour des raisons toutes différentes. « Au début, Edith venait ici pour prendre le thé, et maintenant, elle vient chercher l’énergie ! », plaisante Laetitia. « C’est ma came, je me détends », rajoute-t-elle. « C’est ma thérapie ici. C’est ça qui m’a sauvé », glisse Edith, « c’est vrai » renchérit Marie-Yvonne. Je ne sais pas ce qui aurait pu relier ces femmes, à part l’art.
Patricia regarde sa toile d’un air las. « Je ne sais pas quoi aujourd’hui ». Sophie observe et donne à Patricia l’impulsion nécessaire à attaquer, en douceur. Un trait, un ton, s’écouter. Patricia suggère du noir, Sophie la conforte dans son idée. En fait Patricia sait, il suffit de se lâcher.
Entre deux toiles, Sophie rassure une participante « C’est très bien le blanc, ça met de la profondeur dedans, c’est ce qu’il fallait ». Dans le même temps, elle accroche une toile et la regarde avec une autre élève. J’entends des propositions et des idées. Ensuite, elle s’efface et elle laisse son élève face à sa toile et ses choix.
Sophie passe d’une ambiance à l’autre avec une étonnante décontraction et beaucoup de facilité. Assez vite, le calme s’installe dans l’atelier, le parquet fait résonner chacun des pas. Des pas concentrés qui tournent autour des toiles, prennent du recul, reviennent, hésitent, s’impatientent ou s’apaisent.
Les regards sont concentrés, parfois réprobateurs, hésitants, fiers, fatigués, ou soulagés. Passer du temps dans cet atelier, c’est s’apaiser. Il y a autant de styles que d’élèves, autant d’énergies qui, ensemble, forment un tout assez improbable et pourtant terriblement serein.
Quant il s’agit d’entamer une toile, Sophie se retrouve face au regard un peu vide de l’élève qui hésite…
– « Faut y aller hein ! » lance-t-elle gaiement.
– « C’est quand on s’en fout qu’elles sont belles ! », renchérit Laetitia.
Sophie garde un œil bienveillant et attentif sur cette nouvelle toile, sur la femme qui redevient un enfant face à cette grande surface blanche, orienter en douceur et en laissant chaque élève assumer toute son autonomie… C’est ce qui transpire de ce moment touchant.
On perçoit chez Sophie l’envie de laisser de l’élève émaner sa créativité, sa touche, sa plume et ses instincts. Sophie accompagne : elle prend la main, suggère, explique et rassure, incite à prendre l’élan et encourage.
Je me prends au jeu, attendrie. Par les femmes, par les toiles, par les gestes et les échanges.
Soudain, une dose de courage et d’entreprendre envahit la pièce. Tandis que Nathalie traverse sa toile cendre de bleu, Marie-Yvonne colle des carrés de tissus sur la sienne qui se remplit de matière, Edith accentue ses tracés de couleur d’un geste plus franc, le rose fluo de Laetitia s’impose sur son immense toile et la toile de Patricia se voit tranchée d’un noir aux jolies courbes.
Perdue dans mes pensées, j’entends au loin le bruit d’un sèche-cheveux d’une toile qu’on sèche, l’eau qui glisse entre les poils d’un pinceau, un grognement mécontent, un soupir qui s’échappe, un sourire que je peux sentir sans même le regarder. Je comprends ce qu’elles me disent : l’art apaise l’esprit. Je croise le sourire crispé d’une élève posant du sable épais sur sa toile. « Je voulais rajouter un peu de texture, de manière à harmoniser ces trois toiles qui forment un ensemble. J’y vois plutôt un cratère, des amis y ont vu un personnage. Mais peu importe, je ne suis absolument pas figurative ».
Où que je me trouve dans la pièce, calme, bienveillance et tendresse me foudroient le cœur. En quittant, l’envie qui pointe de lâcher mon clavier et de le troquer contre des pinceaux. Sophie donne l’envie. Je ressors d’ici avec un tendre sourire. L’impression d’avoir participé à un moment. Un moment à part.